Zambernardi Ambra
Projet de recherche
Sel-thon-corail : la triade maritime méditerranéenne. Une anthropologie à travers la Méditerranée
Résumé du projet
L’anthropologie de la Méditerranée, depuis ce qui est considéré comme sa fondation en tant que champ disciplinaire (la conférence de Burg Wartenstein du 1959), a produit une réflexion introspective remarquable, questionnant son propre statut dans le panorama plus large des sciences sociales, s’interrogeant sans cesse sur les valeurs et les pratiques qui caractérisent les sociétés de cette région. De nombreuses pages ont été écrites pour soutenir ou critiquer la possibilité de définir cette aire géographique comme une aire culturelle, en insistant sur ses homogénéités ou ses similitudes, voire ses dissonances et ses incompatibilités. La Méditerranée a été proposée comme objet d’analyse en tant qu’unité physique, « humaine et nécessairement historique » (Braudel, 1949); puis elle a été envisagée comme « aire culturelle » (Arensberg, 1963), avant d’être appréhendée, plus prudemment, comme « aire de communication interculturelle » (Davis, 1977), et comme espace de « connectivité » (Horden et Purcell, 2000). Elle a aussi, plus récemment, été abordée comme un « laboratoire de recherche » sur les similitudes de famille et les différences complémentaires (Albera, Blok, Bromberger, 2001; Albera & Tozy, 2005), puis comme une « alternative » au capitalisme atlantique euro-américain (Cassano & Zolo, 2007) avant d’être enfin lue comme une « constellation transnationale » (Ben-Yehoyada, 2014) et une « vision kaléidoscopique » (Ben-Yehoyada & al., 2020).
Certaines recherches ont permis de définir un répertoire de thèmes fondateurs, considérés comme méditerranéens, tels que le système honneur-honte, le familisme et le patronage, l’hospitalité et la coexistence des monothéismes, le folklore et le backwordness, entre autres. L’anthropologie de la Méditerranée a ainsi fait l’objet de critiques sur ses fondements mêmes (notamment de la part des « anthropologues autochtones »), accusée de temps à autre d’ethnocentrisme, d’orientalisme, d’exotisme, de colonialisme, de racisme et de sexisme. Après le « méditerranéisme » des années 1960 et 1970, l' »anti-méditerranéisme » des années 1980 et 1990, et le retour prudent à une Méditerranée postmoderne des années 2000, jusqu’à l’affirmation « the Mediterranean is back » (Ben-Yehoyada, 2016 : 183), nous devons dresser le constat d’une succession de théories et de contre-théories autour des possibilités d’une anthropologie dans et de la Méditerranée. Nous savons maintenant que la Méditerranée et le discours sur la Méditerranée sont inséparables l’un de l’autre, et que la Méditerranée dépasse la littérature qui lui est consacrée (Matvejevic, 2020 [1987]).
La place de la mer et de ces habitants (humains et non-humains)
Paradoxalement, la mer a été la véritable grande absente des recherches et des débats de l’anthropologie méditerranéenne au cours des soixante dernières années (Albera & Tozy, 2005): nous avons cultivé une anthropologie de la Méditerranée résolument hydrophobe (Driessen, 2001) et plutôt centrée sur des communautés rurales ou urbaines (Driessen, 2002). Parmi les acteurs qui ont mis en contact ses rivages, on ne compte que sporadiquement les pêcheurs : cependant le cas de la “civilisation du thon”, avec sa longue histoire trans-méditerranéenne bien documentée, a attiré et provoqué une extraordinaire mobilité et circulation des pêcheurs, des travailleurs spécialisés, des techniques, des gestes, des connaissances, des patrimoines et d’un vocabulaire diffusé à l’échelle du bassin méditerranéen. En définitive, une réhabilitation de la mer et de ses métiers au sein de l’anthropologie de la Méditerranée est souhaitable, et cette recherche vise à aller dans ce sens (Zambernardi, 2020). Ambra Zambernardi voudrait essayer de faire ressortir du système des madragues à thons, en tant que culture de la mer, certains traits des peuples méditerranéens, qui ont traversé et uni des espaces et des temps même éloignés, et étendre cette tentative à deux autres pratiques maritimes/côtières méditerranéennes : la saliculture et la pêche au corail. En se gardant de toute évidence déterministe, « est-il possible d’imaginer une réflexion similaire pour l’exploitation du sel et la pêche du corail rouge endémique – des activités souvent historiquement liées à la pêche au thon? »
Des maricultures méditerranéennes pour une relation renouvelée avec les vivants
Dans son projet de recherche, Ambra Zambernardi propose de juxtaposer la célèbre triade terrestre de la Méditerranée de Fernand Braudel (1977), BLÉ – VIGNE – OLIVIER, à une triade maritime SEL – THON – CORAIL, trois produits qui, de manière non exclusive mais prépondérante, ont marqué l’histoire économique et sociale de la mer Méditerranée. Elle veut explorer la possibilité que ce trait (la présence répandue et souvent superposée de madrague, de salines et d’activités coralliennes tout au long de ses côtes), commun à tant de peuples méditerranéens, soit un élément distinctif d’une certaine « méditerranéité ». Avec cette recherche, elle entend tester la possibilité d’émettre des hypothèses sur la validité théorique et pratique d’une triade maritime, en essayant de répondre aux questions suivantes : est-il possible que des contingences écologiques aient généré des systèmes culturels partagés ? Ces activités (thon, corail et sel) répandues dans la longue durée, peuvent-t-elles se superposer dans le temps et dans l’espace (comme, par exemple, dans les colonies de Liguriens tabarkini sur les îles de Tabarka, Carloforte et Nueva Tabarka à partir du XVIe siècle) ? Qu’est-ce qui peut émerger d’une superposition cartographique numérique de la dislocation de ces activités ? Les connaissances, les pratiques, les outils et les modes de pensée qui sous-tendent ces systèmes économiques et sociaux présentent-ils des points communs susceptibles d’être comparés ? Est-il également envisageable de considérer ces trois activités et leur employés (« salinieri », « tonnarotti » et « corallari ») comme porteurs d’une véritable culture de la mer (une mariculture), expression de certaines savoirs (LEK – Local Ecological Knowledge) et valeurs écologiques ? Peuvent-elles, et éventuellement comment, être considérées comme des valeurs méditerranéennes ? Enfin, cette triade maritime peut-elle même aspirer à une instance politique – qu’elle propose d’appeler le mediterranesimo, humanisme méditerranéen (Zambernardi, 2020)? Plus précisément : elle veut enquêter sur une portion de la Méditerranée que des hommes méditerranéens – et plus rarement des femmes – à travers de vastes temps et espaces ont expérimentée et façonnée à partir de leur rapport à la mer, pour tenter de faire émerger une “méditerraneité” dans leur savoirs, savoir-faire et imaginaires liés à ces métiers de la mer, en faisant dialoguer l’anthropologie, l’histoire, l’écologie et les blue humanities (Mentz, 2024) en proposant un tournant maritime dans l’anthropologie à travers la Méditerranée.
Biographie
Ambra Zambernardi est une anthropologue et danseuse italienne. Après un Master avec mention en Anthropologie Culturelle et Ethnologie, elle obtient en 2020 un Doctorat avec mention en Sciences Anthropologiques, en co-tutelle internationale aux Universités de Turin et de Séville. En 2020, elle est chargée de cours pour l’enseignement intégratif en Anthropologie de la Méditerranée et, à partir de 2021, en Anthropologie du Genre et de la Parenté à l’Université de Turin. De 2021 à 2023, elle a été titulaire de cours en Linéaments d’Anthropologie pour l’Étude des Migrations à l’Université du Piémont Oriental. Pendant sa formation académique, elle a été stagiaire MAE / CRUI (Ministero degli Affari Esteri / Conferenza dei Rettori delle Università Italiane) à l’ambassade d’Italie à Amman, visiting student à l’Université Internationale de Haïfa et stagiaire Erasmus+ à la MMSH – Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-Marseille Université. Après des recherches de terrain au Moyen-Orient autour des migrations forcées post-conflit (Jordanie, Irak, Palestine, Israël, Syrie) et en Méditerranée sur des systèmes et communautés de pêche (Italie, France, Espagne), elle obtient une bourse de recherche par la Fondazione di Sardegna (2021-22), une bourse de mobilité post-doc ATLAS – Fondation Maison des Sciences de l’Homme / Fondazione Luigi Einaudi (2024) en tant que chercheuse invitée au Laboratoire TELEMMe d’Aix-Marseille Université et devient resident fellow titulaire de la chaire Iméra/Région Sud « Germaine Tillion – Demain, la Méditerranée » à l’Institut d’Études Avancées d’Aix-Marseille (2024-25).
Depuis 2014, ses recherches scientifiques et artistiques sont consacrées aux madragues pour la pêche au thon rouge en Méditerranée et Atlantique. Dans le cadre de la diffusion de ses recherches, elle s’engage dans une tentative « hétérographique », voir la restitution des données ethnographiques par d’autres moyens que l’écriture classique: photographie, danse, théâtre, dessin, musique, en impliquant également parfois des participants externes, avec lesquels elle initie des formes de co-création et d’expérimentation artistique. Cette recherche artistique-scientifique a conduit, parallèlement à la production de la thèse illustrée et d’articles scientifiques, à la réalisation en cours de: une monographie photo-ethnographique (Calar tonnara. Etnografia di una maricultura mediterranea, prévue en 2024), une exposition de photo (Calar tonnara. La pesca in attività fra Mediterraneo e Atlantico, 2022), une pièce théâtrale (AlfabeTonnara. ‘A tutti li tunni circàmu pirdònu’, 2017), un atelier de danse (Calar tonnara. Studio #1, 2022), une conférence-spectacle (L’arte della pesca al tonno, 2021), une narration-vidéo (La pesca dei tonni. Emilio Salgari, 2020), un “slam” scientifique (Calar tonnara. Una cultura del mare, 2023). Ses intérêts de recherche scientifique interdisciplinaires portent notamment sur l’anthropologie maritime, l’anthropologie et l’histoire de la Méditerranée, les systèmes et communautés de pêche, l’éthologie et biologie marines, l’ethnographie inter-espèces, l’écologie marine et les écosystèmes marins / côtiers / littoraux. En 2024 elle apparaîtra comme scientifique dans le film Dauphins: regards d’humains par le Sanctuaire Pelagos / Parc National de Port-Cros. Depuis 2021, elle est co-auteure, signataire et membre de la Convention des Droits en Méditerranée.
Elle a travaillé pendant une décennie entre la photographie, le cinéma, la vidéographie en tant que chercheuse, réalisatrice et assistante de production, caméraman, monteuse, preneuse de son et curatrice d’expositions pour plusieurs sociétés de production, fondations, associations et avec des auteurs indépendants en Italie, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Koweït. Parmi ses plus importantes collaborations: Magnum Photos, Fondazione Spinola-Banna per l’Arte, Olympic Broadcasting Services, World Expo. Ella a réalisé des documentaires, des courts métrages, des clips vidéo, participant à plusieurs festivals en Italie et a présenté ses photographies dans des expositions individuelles et collectives auprès de musées (MUCEM, Cittadella di Cagliari, MACC, MuT, CineTeatro Cavallera, Carloforte Tonnare).
Elle a étudié la danse entre Turin, Venise et Aix-en-Provence, se formant au ballet méthode R.A.D., à la barre à terre méthode Alain Astié, au Pilates postural et poursuivant la pratique de la danse contemporaine et du théâtre-danse. Depuis 2013, elle travaille comme danseuse et interprète pour des corps de ballet, des compagnies et des privés, participant à spectacles, festivals et résidences artistiques ou chorégraphiques. Depuis 2015, elle enseigne et anime des ateliers de danse et, en 2017, elle a fait ses débuts en tant que chorégraphe dans un spectacle tiré de sa recherche ethnographique. Ancien membre co-fondatrice du collectif quattroquarti et créatrice des projets personnels au 5ème étage et Calar tonnara, elle est co-auteure ou interprète d’une vingtaine de productions. En formation continue, elle vit la danse et le spectacle vivant, ainsi comme le mouvement et le déplacement continu, comme une source infinie de recherche et inspiration.