Robert Ilbert, historien spécialiste de la Méditerranée, Professeur émérite d’Aix-Marseille Université, est le fondateur en 1996 de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH, Aix-en-Provence) et en 2008 de l’Iméra, Institut d’études avancées (IEA) d’Aix-Marseille Université.

A la demande de Raouf Boucekkine, je mets ici par écrit les raisons qui m’ont conduit, le mercredi 18 avril, à réagir très (trop) vivement à son annonce de célébration des dix ans de l’Iméra pour l’automne prochain.

Une mise en perspective s’impose : il existe depuis 1974 un Haut Comité aux « célébrations-puis commémorations » nationales, objet de multiples frictions jusqu’à la démission récente de dix de ses douze membres lorsque la ministre de la culture a rayé d’un trait de plume la commémoration souhaitée des 150 ans de la naissance de Charles Maurras, « affaire » précédée en 2011 par une violente polémique autour de L.F. Céline.

Commémorer, chacun en convient, n’est ni fêter ni célébrer, et si la date est affaire d’archiviste, l’orientation est affaire d’historien et la décision affaire politique.

Même les dates anniversaires – a priori simples- posent problème : si l’on doit prendre pour référence un fait brut, comment l’isoler ?

C’est la question que pose tout enfant (et qui continue à tourmenter chacun d’autant qu’il vieillit) : j’ai dix ans mais je suis dans ma onzième année !

(dois-je dire que j’ai 68, 69 ou 70 ans, marqueur social fort ?)

Revenons à notre affaire :

1) Pour les institutions, les choses sont encore infiniment plus complexes et subjectives. Je vais m’en expliquer : dans le cas d’un bâtiment, la référence est celle de son inauguration officielle ; la plaque commémorative (justement !) en fait foi. On fêtera donc les dix ans de l’Iméra en 2025, dix ans après l’inauguration officielle. A moins que l’on ne retienne 2023 (dix ans de la Fondation universitaire Iméra). Ou 2021, mise en fonction du bâtiment ancien dit Maison des astronomes, qui n’a pas été officiellement inauguré par pure superstition de ma part : je ne voulais pas oblitérer la suite des travaux -qui n’en ont pas moins pris du retard- et j’ai préféré au ruban tricolore un débat sur les espaces-temps, marqueurs de l’ambition interdisciplinaire de l’Iméra. Au grand dam de J.P. Caverni et de B. Morel mais avec le sourire amusé  du recteur J.P. de Gaudemar, spectateur sceptique de notre aventure.

2) L’aventure effectivement est plus longue et elle a débuté dès 2006, avec un petit groupe de collègues séduits par le concept d’IEA, lancé dès 1999 par Maurice Aymard, Alain D’Iribarne et Alain Supiot, à son retour de Berlin. C’est ce petit groupe piloté par Bernard Morel et moi-même qui a négocié les terrains de Longchamp, l’inscription grâce à Michel Vauzelle au contrat de plan des financements de la construction pour déboucher en 2007 sur la candidature portée par la MMSH au concours des RTRA (Réseaux thématiques de Recherche Avancée) sous l’intitulé générique de RFIEA – Réseau Français des Instituts d’Etudes Avancées, retenu par le ministère et dont les statuts furent négociés pied à pied à Paris durant le dernier trimestre 2007, moi-même (porté physiquement par Emmanuel Girard-Reydet, tout juste détaché de la direction du CNRS) parlant au nom de l’Iméra, constitué alors en association de préfiguration.

Il en allait parallèlement du RFIEA, alors présidé par O. Faron, directeur de l’ENS de Lyon, avant qu’il ne soit remplacé par J. Commaille, de l’ENS de Cachan. Le RTRA ayant été « coloré » SHS, les présidents ont soigneusement été choisis dans ces disciplines. Pour ma part, cumulant alors mes enseignements, la MMSH, l’Iméra et mon handicap, j’ai laissé le réseau s’installer d’abord à Lyon puis à Paris.

3) 2008 fut donc la première année de fonctionnement du RFIEA, celle de son installation provisoire dans les locaux provisoires de l’IEA de Lyon puis de Paris, avec un directeur sélectionné sur un appel d’offres international (au nombre des candidats figurait même un pseudo banquier russe tout droit sorti d’un roman de John Le Carré) et celle de l’expertise du conseil scientifique de la ville de Paris (j’y ai pris part comme consultant à la demande du ministère), qui dégagea l’hôtel particulier de l’île Saint-Louis où est maintenant installé l’IEA de Paris.

Bref en 2018 nous marquons les dix ans révolus du RFIEA !….

4) En ce qui concerne Marseille, l’année 2008 fut tout aussi importante. Elle commença dès le 3 janvier par une réunion des services de la Ville, où fut actée la cession à l’Etat des terrains de l’ancien observatoire Longchamp à l’Iméra, et se poursuivit par la mise en place systématique de l’agenda construit tout au long de l’année 2007 par ce que l’on appelait le comité de préfiguration, devenu conseil de direction puis conseil d’animation scientifique. Il existe les minutes assez détaillées de ces réunions rédigées par L. Escande, aujourd’hui inspecteur de l’Education nationale, et alors PRAG à U 1, le cahier des charges de la construction en vue du concours d’architecture en deux phases (Maison des astronomes puis bâtiment 70 et « Cube »). Un premier « résident » fut arbitrairement choisi en la personne de Raed Bader, historien palestinien ayant fait sa thèse sous ma direction, mais aussi récipiendaire du prix Fernand Braudel de la Fondation Maison des sciences de l’Homme de Paris, aujourd’hui directeur du centre d’études des relations internationales de l’université de Bir Zeit. La dominante SHS devait être dominante du fait des contraintes du RTRA, mais l’affirmation largement pluridisciplinaire était affirmée au travers des réunions publiques mises en place dès novembre 2007 grâce à T. Fabre dans la salle de réunion de la bibliothèque de l’Alcazar autour du thème « Sorties de crise » et grâce à des repas-débats hebdomadaires.

5) Cette dynamique s’est affirmée en 2009 avec un véritable appel d’offres lancé par un conseil scientifique international (en charge, selon les statuts du RTRA, de la sélection des résidents pour assurer l’indépendance des recrutements !!!).

L’opération était alors devenue à la fois irréversible et visible avant de se fracasser en 2010 sur l’annulation forcée du colloque de lancement prévu à Cerizy sur la « dimension humaines des sciences », pour lequel nous fûmes victimes d’une véritable escroquerie et contraints de tout annuler au dernier moment (la personne en charge de la logistique n’ayant en réalité rien préparé et Cerizy étant fermé).

Mais l’essentiel était fait : les présidents des trois universités étaient partie prenante de l’Association ; la restauration de la Maison des astronomes commençait et le conseil scientifique était à la fois contrôlé et stabilisé par la présence d’un vice-président local représentant le conseil de direction (J .P. Sivan).

6) Finalement, la première année de fonctionnement dit normal fut l’année 2011-2012. Cela tombait bien. Les trois universités fusionnant nous fûmes en mesure de nous affranchir des contraintes initiales du RTRA que le RFIEA avait fait oublier.

Au 31 décembre 2012, l’association était officiellement dissoute ouvrant la porte à la constitution d’une fondation universitaire. Le nouvel Iméra pouvait naître.

Que fêter en 2018 ? La dixième année de notre présence à Longchamp ?

Je n’y aurais vu aucune difficulté si l’ambition démesurée que j’ai plaidée avec Roger Malina et Bernard Morel devant le président de la région PACA comme devant les maires de Marseille comme d’Aix avait été couronnée de succès. Longchamp sera le Palo Alto de Marseille disions-nous en jouant sur les mots, tout en précisant que nous ne visions ni les inventions de Bill Hewlett ni celles de Steve Jobs mais (à peine plus modestement) le Mental Research Institute de Gregory Bateson qui, en 1968, reçut Edgar Morin (cf. « Journal de Californie ») et lui permit d’élaborer sa thèse sur la complexité.  Rattaché à l’université de Standford et au comté de Santa Clara, le MRI a démarré modestement et il lui a fallu près de vingt ans pour trouver l’équilibre. C’est pour cela que R. Malina a tissé avec l’Exploratorium de San Francisco des liens que nous avons renforcés lors de Marseille 2013, mais que je n’ai su ni pu maintenir. 

Aix-Marseille Université a dans l’affaire tenu sa place et joué financièrement le jeu – ce qui n’allait pas de soi.

L’Iméra a de son côté trouvé une place qui n’était pas évidente il y a seulement trois ans, et le déficit de reconnaissance est en passe d’être totalement comblé.

Reste à savoir ce que l’on veut sinon célébrer du moins fêter. J’espère que la mise en perspective que je viens de mener pourra y contribuer.

Je ne suis pas un bon archiviste. Pour ma part, 2008 s’offre à moi tous les jours sous la forme d’une malle cabine rouge (achetée le 15 janvier, après confirmation de la cession des terrains par le maire), dans laquelle j’ai entassé jusqu’à mon départ pour Montpellier dessins, notes et compte rendus : il s’agissait de marquer physiquement –par cette présence familière- ma volonté de mener à son terme ce voyage…

Aujourd’hui cette malle est le coffre à trésor de mes petits-enfants lorsqu’ils arrivent au Mas.  

Robert Ilbert