Lino Camprubí, sur la plateau de l’émission Cuarto milenio de la chaine Cuatro (mars 2019). Crédit photo : Iker Jiménez / Cuatro

Nous avons interviewé Lino Camprubí, titulaire de la Chaire Germaine Tillon à l’IMÉRA, à propos de son projet de recherche « Représentations visuelles de la Méditerranée en 3D (passé-présent-futur) ».

En tant qu’historien des sciences, vous avez placé la mer Méditerranée au cœur de vos travaux ; pouvez-vous nous expliquer les motivations et aspirations derrière cette spécialisation ?

Je suis très intéressé par les intersections entre la science, la technologie et la politique. Mon premier livre, Engineers and the Making of the Francoist Regime (MIT Press, 2014) a analysé le rôle actif des ingénieurs dans le façonnement de la politique espagnole du 20e siècle, en particulier l’économie et l’idéologie politiques. Ce livre a pour conséquence de mieux comprendre comment les scientifiques et les ingénieurs avaient également été actifs dans les relations internationales espagnoles. Cela m’a permis, par exemple, de raconter comment le Sahara occidental est passé d’une colonie espagnole à une colonie marocaine à travers la géophysique du phosphate dans le contexte particulier du marché mondial des engrais des années 1970.

Cette extension de mes travaux sur  la science et la politique en incorporant la géoscience et la géopolotique m’a orienté vers les liens entre océanographie et stratégie du détroit de Gibraltar. Imaginez que vous êtes en pleine guerre froide, dans une région géographique marquée par des bouleversements postcoloniaux. Pensez maintenant aux capitaines de sous-marins utilisant la connaissance des courants pour traverser le détroit et aux stations auditives anti-sous-marines corrigeant leurs données grâce à des modèles de propagation du bruit sous-marin dans des conditions hydrographiques très difficiles. Gibraltar est la porte d’entrée de la Méditerranée.

En me plongeant dans l’histoire du détroit, je me suis de plus en plus rendu compte de l’incroyable importance de la profondeur dans la redéfinition des spécificités de la Méditerranée contemporaine. Pour étudier ces spécificités, je savais que j’avais besoin de faire équipe avec des personnes ayant des compétences linguistiques et disciplinaires autres que les miennes. À partir du début de 2022, je serai le responsable scientifique d’un projet ERC-Consolidator appelé DEEPMED : « Discovering the Deep Mediterranean Environment : A History of Science and Strategy, 1860-2020 ».

Votre projet à l’Iméra étudie les visualisations passées et présentes de la mer Méditerranée profonde pour tenter d’illustrer l’avenir ; comment peut-il contribuer aux dialogues environnementaux ?

Au XIIe siècle, le cartographe al-Isidri a produit une carte de la mer Méditerranée à l’envers de ce que nous avons l’habitude de voir. La rive sud est orientée vers le haut. Dans sa collection éditée en 10 volumes intitulée Les représentations de la Méditerranée, Thierry Fabre, directeur du Programme Méditerranée de l’Iméra, s’est servi de la carte d’al-Isidri pour véhiculer une nouvelle façon de faire des études méditerranéennes moins eurocentriques que les approches qui avaient dominé le domaine tout au long du 20e siècle.

De même, je souhaite rechercher des cartes historiques et actuelles qui représentent la mer Méditerranée non pas d’en haut, comme dans la plupart des cartes  » à vue d’oiseau « , mais transversalement, y compris son volume d’eau complet et ses crêtes et canyons sous-marins. Les études méditerranéennes en tant que domaine ont été littéralement et délibérément « superficielles ». Fernand Braudel, peut-être l’auteur le plus emblématique dans ce domaine, s’est concentré sur la connectivité maritime à travers les « plaines liquides ». Et David Abulafia, tout en accordant une grande attention à la guerre sous-marine dans la première moitié du 20e siècle, situe explicitement « l’histoire humaine » à la « surface de la mer », séparant ainsi l’environnement profond de l’humain.

Et pourtant, au cours des 150 dernières années, une grande partie de ce qui se passe en Méditerranée ainsi que dans d’autres mers et océans s’est déroulée sous l’eau. La Méditerranée profonde est devenue un objet scientifique, un théâtre d’opérations navales, et un espace d’infrastructures économiques et stratégiques (pêche, offshore pétrole et gaz, câbles de télécommunication, pipelines…). De nombreux acteurs hétérogènes ont fait des grands fonds un milieu humain.

Mais les humains ont également affecté l’environnement des grands fonds de manière plus inconsciente ; manières que les scientifiques essaient encore de comprendre et de contrôler. Contrairement à ce que Braudel pouvait encore penser dans les années 1950 et 1960, nous sommes maintenant pleinement conscients que l’environnement n’est pas un arrière-plan fixe de l’histoire humaine, mais quelque chose que l’histoire et la politique peuvent affecter – et dégrader – de manière très grave. Les sciences de la terre sont devenues des sciences sociales. Pour les disciplines allant de l’océanographie à la géochimie, la carte qui compte n’est pas bidimensionnelle. Comprendre la fabrication historique de la Méditerranée en 3D peut rapprocher les études humanistes méditerranéennes et les études scientifiques de la mer Méditerranée. Nous avons besoin de ce type de compréhension mutuelle pour comprendre comment les humains et la nature se sont mutuellement façonnés dans cette région confrontée à des défis environnementaux et politiques difficiles.
 

En novembre vous avez organisé un atelier à l’Iméra sur les représentations visuelles de la Méditerranée profonde rassemblant un nombre important d’experts ; quels ont été les temps forts de cette rencontre ?

A la recherche de représentations visuelles de la mer Méditerranée, Marseille regorge de trésors merveilleux. Grand port méditerranéen et colonial, Marseille a une tradition de regard tourné vers la mer et ses profondeurs, comprenant des pêcheurs mais aussi des plongeurs, des océanographes, des concepteurs de bathyscaphes… Il m’a semblé que la meilleure façon de profiter de ce riche potentiel était de discuter avec des personnes qui s’en servent pour leur travail quotidien.

Grâce au généreux soutien de Région Sud à travers la chaire Germaine Tillon, l’atelier bilingue  « représentations visuelles de la mer Méditerranée en 3D  » a réuni quelques-uns des meilleurs experts régionaux en matière de Méditerranée profonde. Le point culminant de la rencontre a été son interdisciplinarité, experts internationaux de l’océanographie physique, de l’archéologie profonde, de la biologie marine, des sciences de l’environnement et historiens y étaient. Nous avons aussi eu le plaisir d’avoir parmi nous un capitaine de sous-marin nucléaire de Toulon !

L’atelier fut un petit groupe de travail et a atteint son objectif de servir de premier – et fascinant – point de contact pour les personnes qui travaillent sur – et parfois dans – le même espace physique, la Méditerranée profonde, mais qui n’ont pas nécessairement beaucoup d’occasions de réfléchir aux méthodes, approches et priorités de chacun. Espérons que cette expérience se multipliera dans le futur proche !

Lino Camprubí est chercheur Ramón y Cajal, Université de Séville, Faculté de philosophie – Titulaire de la Chaire Germaine Tillon (Région Sud / Iméra).