
Foa Jérémie
Projet de recherche
« Une grande froidure » : une histoire environnementale des guerres de Religion
Résumé du projet
En Méditerranée, comme sur l’ensemble de l’Europe, durant l’hiver 1564, un froid glacial s’abattit soudain les habitants : « les mains, les pieds, les oreilles et le membre viril de plusieurs hommes gelèrent, qui cheminaient par les champs […]. On trouva durant ces gelées plusieurs hommes morts, qui n’étaient morts d’autre mal que de froid […]. Les crêtes des coqs et poules furent gelées et tombèrent de dessus leurs têtes quelques jours après » (Haton, 2001). Les historiens des guerres de Religion ont beaucoup lu les chroniqueurs provençaux à la recherche de conflits sanglants entre protestants et catholiques. Pourtant, à reparcourir leurs textes d’un oeil neuf, on s’aperçoit qu’y prolifèrent des notations d’un autre type, passées presque inaperçues. En le lisant, on s’aperçoit que les contemporains eurent à affronter un ennemi invisible, plus dangereux encore que les armées adverses : le changement climatique. On a beaucoup écrit, à juste titre, sur le massacre de la Saint-Barthélemy, sur le machiavélisme supposé de Catherine de Médicis ou sur la contribution de la période à l’invention de tolérance religieuse ou du constitutionnalisme politique (Skinner, 1978). Jérémie Foa consacrera son temps à l’Iméra à écrire un livre sur l’histoire environnementale des guerres de Religion, basé sur l’expérience des Provençaux ordinaires confrontés à un refroidissement climatique majeur à l’instant même d’un interminable conflit religieux.
Comment affrontèrent-ils ces aléas, comment les interprétèrent-ils et tentèrent-ils de s’y adapter ?
Le climat, voilà l’ennemi
Si les contemporains avaient eu la parole, sans doute auraient-ils dressé un étonnant tableau des guerres de religion – tout autre, à coup sûr, que celui dépeint par les spécialistes. Au ras du sol en effet, ce qui singularise la période 1560-1610, c’est moins le soldat que le climat. Le véritable ennemi des habitants, à 80% ruraux, est météorologique. Emmanuel Le Roy Ladurie l’a démontré, l’époque subit une extraordinaire « poussée du petit âge glaciaire », une « remarquable enflure offensive des glaciers alpins ». Les hivers sont froids, les étés frais, les printemps pourris – en témoignent les vendanges de plus en plus tardives (29 septembre au temps des guerres de Religion, contre 25 septembre pour le premier XVIe siècle…). En Provence, il ne cessa de pleuvoir d’octobre 1561 à février 1562. Ce froid glacial l’hiver impliquait presque toujours, à la fonte des neiges, des inondations massives au printemps. Il s’ensuivit des famines dantesques. Cinq furent mémorables : 1562-1563, 1565-1566, 1573-1574, 1586-1587 et 1596-1597. Chaque fois, le grain manqua les prix s’envolèrent, les hommes moururent.
Sur cette population fragilisée, la peste, maladie opportuniste, frappa et fit des ravages : l’épidémie flamba de 1562 à 1567, à nouveau en 1573, 1586, 1596 sans jamais disparaître. Les ravages de la guerre, les affres du climat suivis de la peste, engendrèrent d’immenses pertes de population. L’année 1563, la France connut l’un des plus hauts pics de mortalité de son histoire : le peuplement diminua de plus d’un million.
Un Français sur vingt perdit la vie ! Or, obnubilés par les troubles politiques ou les controverses religieuses, les chercheurs ont à peu près toujours négligé l’histoire environnementale et démographique du second XVIe siècle qui est pourtant d’une richesse insoupçonnée tant elle permet de jeter un œil nouveau sur la période et de mieux saisir les défis qu’affrontent les sociétés confrontées aux changements climatiques : « il faudrait imaginer aujourd’hui, écrit Emmanuel Le Roy Ladurie, (l’hypothèse est fort vraisemblable du reste) une presse et des médias qui consacreraient l’essentiel de leurs reportages au Tour de France ou au Paris Dakar, presque aussitôt après une catastrophe démographique qui aurait provoqué dans notre pays un minimum de 3 millions de morts ou davantage ». Quelles furent les conséquences psychologiques, familiales de ces troubles climatiques ? Il ne s’agit pas, à l’évidence, de prétendre que les guerres de religion ont une origine météorologique, mais bien de comprendre les imbrications intimes de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine tout aussi bien que les liens alors noués entre le réel et
l’imaginaire, l’un et l’autre se nourrissant l’un l’autre en d’incessants allers-retours, comme l’a démontré le travail de Geoffrey Parker sur les liens entre guerre et changement climatique au XVIIe s. Les cadavres non enterrés, en raison des épidémies comme des massacres, devinrent la proie des loups, dont les attaques explosèrent, à partir de 1570, à l’encontre des enfants, des femmes et des bergers.
En 1572, un témoin écrit que « durant les guerres civiles, les loups ont mangé des corps morts, ès lieux égarés où l’on se meurtrissait l’un l’autre sans respect. Et depuis ce temps, tels loups acharnés et affriandés à la chair humaine, ne s’en peuvent plus sevrer ». L’histoire de la forêt est un exemple concret des phénomènes d’interdépendance entre l’homme et son environnement ou, pour le dire avec Norbert Elias, des « configurations » que l’on souhaite observer au coeur du second XVIe s. Si d’un côté, le grand froid et les troubles politiques favorisèrent une reforestation (qui en retour bénéficia aux animaux sauvages et aux bandits de grand chemin), de l’autre, les nécessités de la guerre impliquaient un gaspillage massif de bois : ainsi la seule mise en défense de la ville de Tours en 1592 impliqua la coupe de 250 000 arbres et l’emploi de 20 000 charrettes de branchages. On voit ce faisant à quel point sont intriqués les événements politiques et l’histoire environnementale et combien il importe de penser ensemble microbes, animaux, plantes et êtres humains, humains et non-humains pour se faire une idée des défis auxquels ces sociétés furent confrontées, mais aussi des interactions complexes entre l’homme et son milieu. C’est à cette combinatoire – histoire politique/histoire naturelle – que son prochain livre souhaiterait s’intéresser.
Comment mener l’enquête ?
La première phase du travail consistera donc, afin de restituer l’expérience des contemporains, à mener l’enquête dans tous les ego-documents, journaux, mémoires, livres de raison laissés par les témoins dans une large zone provençale. Il s’agit là d’un point de départ, raisonnable, avant d’imaginer élargir l’enquête à l’Europe méditerranéenne. Le travail de recension, a été fait et à ce jour, plus de 50 livres de raison, chroniques, histoires ou journaux ont déjà été repérés et en grande partie photographiés. Beaucoup sont conservés à la bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence, d’autres à Arles, d’autres encore aux Archives départementales des bouches du Rhône ou à Cassis. Le temps du dépouillement, de l’écriture et de la problématisation est désormais venu. Au milieu de ces témoignages, les mentions relatives à l’histoire environnementale sont innombrables et n’ont jusque lors jamais fait l’objet d’aucune étude scientifique. A ces sources narratives, il faut ajouter les sources archivistiques, nombreuses et dispersées : ainsi, les registres paroissiaux, en partie en ligne et les archives municipales. Face à l’immensité des dépouillements, des sondages ciblés dans certaines localités ont été préférées (ainsi à Salon de Provence et à Pertuis, où les archives sont particulièrement bien conservées, mais aussi à Cassis.). Enfin, une très importante bibliographie secondaire, très riche en anglais notamment. L’étude sera résolument interdisciplinaire, s’appuyant sur l’histoire, la sociologie et l’anthropologie mais aussi sur la consultation des travaux faisant état des enquêtes dendrochronologiques, palynologiques, archéologiques etc.
Biographie
Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, Jérémie Foa est maître de conférences Habilité à Diriger des Recherches à Aix-Marseille Université, et membre du laboratoire TELEMMe, membre honoraire de l’Institute for Advanced Study de Princeton et de l’Institut Universitaire de France. Spécialiste des guerres de Religion et des violences de masse au XVIe siècle, il a récemment publié Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, La Découverte 2021, dans lequel il propose une microhistoire du massacre, une enquête « par le bas » aussi bien sur les victimes que sur les meurtriers ordinaires de l’été 1572, aussi bien à Paris qu’en province. Il travaille actuellement à la rédaction d’un projet, en collaboration avec Diane Roussel, sur le siège de Paris (mai-août 1590) qui fut l’occasion de plusieurs dizaines de milliers de morts. Le prochain projet de recherche porte sur l’histoire environnementale des guerres de Religion.